Valérie Laureau

Valérie Laureau - Publications

Analyse profane, Sigmund Freud

Analyse profane, Sigmund Freud

La question de l’analyse profaneSigmund Freud, Editions Folio, février 2009.

Lorsque Freud publie, en 1926, ce petit volume sous le titre Die Frage der Laienanalyse, c’est d’abord dans le but de prendre la défense de  Theodor Reik, psychanalyste d’origine autrichienne, membre de la Société psychanalytique de Vienne, qui était alors menacé d’un  procès pour pratique illégale de la  médecine. Reik n’était pas le seul non-médecin (= profane) membre de la Société de Vienne, parmi lesquels Otto Rank, mais nombre d’entre-eux ne pratiquaient pas encore l’analyse. La plainte fut retirée. Le procureur mit fin à l’action judiciaire car le malade à l’origine de l’affaire fut tenu pour peu digne de foi. Mais nous aurions tort de vouloir limiter la portée de ce texte à son aspect anecdotique. En effet, Freud fait de la défense de la psychanalyse une affaire de principe. La Question de l’analyse profane est la question de l’analyse elle-même. L’enjeu est essentiel et constitue une prise de position radicale et courageuse en faveur de la « démédicalisation » de la pratique psychanalytique. Elle nous plonge au cœur d’une controverse qui existe encore dans le mouvement psychanalytique, aujourd’hui.

La question de l’analyse profane, est écrit sous la forme d’une discussion avec un interlocuteur fictif, impartial et bienveillant, dans un langage simple et accessible à tous ; ce qui traduit le souci de l’auteur d’être au plus près de l’humain pour le comprendre, s’en faire comprendre et « rester en contact avec la pensée populaire ».

Freud commence d’abord par expliquer les bases de la pratique analytique en s’attachant à en démontrer les particularités essentielles. Ce n’est que par la suite qu’il jette les bases de ce que peut être la formation du psychanalyste en donnant l’exemple des instituts existants alors à Berlin et Vienne. Freud insiste sur les relations qu’entretiennent psychanalyse et médecine, psychanalyse et religion  et conclut (non sans un malin plaisir et humour) que les charlatans sont plutôt du côté des médecins qui pratiquent l’analyse sans avoir suivi de formation pertinente. La question de l’analyse profane démontre que Freud est le créateur d’une science qui permettrait comme il le dit à propos de Darwin : « une extraordinaire avancée dans la compréhension du monde. »

I- Les bases de la pratique analytique ou la spécificité de la psychanalyse comme théorie, comme méthode et comme pratique

I-1 Qu’est-ce que la psychanalyse ? Qu’est-ce qu’un bon analyste ?

Freud propose une définition de la psychanalyse, cette psychologie de l’inconscient ou des profondeurs : « une méthode visant la guérison ou le soulagement des souffrances nerveuses ».  La psychanalyse « est quelque chose de nouveau et de spécifique (…), une construction doctrinale achevée, développée très lentement (…), une science très jeune ». La question posée est de savoir si l’on doit permettre aux non-médecins de pratiquer l’analyse, elle apparait dès les premières pages de l’ouvrage.  Pour Freud,  un bon analyste est avant tout un praticien ayant reçu une formation spécifique appropriée, et jugé apte à exercer par ses pairs après avoir fait sa propre analyse didactique, qu’il soit médecin ou non importe peu. Il intervient là où les connaissances médicales n’ont été d’aucun secours pour guérir durablement le malade, et non lui apporter un soulagement passager de ses maux par une médication. « Ils parlent ensemble, rien d’autre que ceci. » Freud décrit le déroulement d’une analyse comme la recherche d’une relation de totale confiance entre l’analyste et l’analysé, de sincérité absolue, de façon à ne laisser aucune zone d’ombre sur ce qui constitue l’âme du patient. Il incombe donc à l’analyste « une lourde responsabilité morale. »  Par ce travail d’écoute (concept de l’attention flottante et de la « finesse de l’oreille ») et de dialogue, l’analyste parvient à révéler le patient à lui-même, mettre en lumière des conflits insoupçonnés et l’aide à résoudre ces conflits pour réorganiser sa véritable personnalité et en tirer le maximum d’épanouissement et de sérénité. « Cela peut prendre des mois, voire des années. »

I-2 La structure de l’appareil psychique 

Au début de l’ouvrage, l’interlocuteur impartial s’interroge sur la nature des symptômes et sur cette affection particulière dont souffre le patient. Freud lui répond en analysant d’un point de vue dynamique les forces en actions entre le ça (l’inconscient) et le moi, deux instances psychiques. C’est ainsi que Freud expose deux notions : le ça au plus profond du psychisme, qui par diverses manifestations perturbe la bonne organisation et l’harmonie du moi, malmené entre les impératifs du ça et les contraintes de la réalité. Selon lui, le corps a des besoins organiques à satisfaire, ceux-ci vont générer des pulsions qui emplissent le ça de toute leur énergie, l’augmentation de la tension (pulsion) accroît l’inconfort. L’apaisement sera obtenu par la chute de tension du besoin, ressentie consciemment comme un plaisir. L’individu est dominé par ce « principe de plaisir », mais le monde extérieur ne permet pas toujours cette satisfaction et le moi conscient se heurte alors au « principe de réalité ». Le moi, intermédiaire entre les revendications du ça et les contraintes de la réalité, doit parfois modifier, différer, voire renoncer à apporter satisfaction aux pulsions qui ne manqueront pas de se dédommager. La pulsion refoulée n’en restera pas moins active dans le ça et tentera de diverses manières d’intervenir qui constitueront un symptôme de la formation d’une névrose. « Le moi a tenté d’opprimer certaine parties du ça d’une manière inappropriée, il a échoué et le ça en a tiré vengeance. La névrose est donc la conséquence d’un conflit entre le moi et le ça. » La névrose est donc le résultat d’un conflit entre le ça et le moi qui n’a pas su répondre d’une manière appropriée et valorisante à une exigence du ça. Ce processus, source d’angoisses, intervient en particulier dans la petite enfance, période pendant laquelle le psychisme en formation est impuissant à gérer toutes les pulsions auxquelles il est soumis. Le but de l’analyse est de refaire le chemin, dans la plupart des cas depuis la petite enfance où les premiers refoulements prennent naissance avec l’éveil de la sexualité, pour restaurer le moi dans son rôle de médiateur, renforcer son énergie en éliminant les refoulements consommateurs d’énergie psychique. Le but de la cure étant de libérer cette énergie. Comment ? L’analyse doit retrouver les étapes et les expériences sexuelles oubliées qui ont pu avoir un impact traumatisant sur le moi du malade. Cette construction psychique appelée complexe d’Oedipe est souvent incomplète et peut influencer gravement le développement de l’adulte. Théorisé par Freud dans sa première topique, le complexe d’Oedipe est défini comme le désir inconscient d’entretenir un rapport sexuel avec le parent du sexe opposé (inceste) et celui d’éliminer le parent rival du même sexe (parricide). « L’enfant oriente ses désirs sexuels sur ses parents.»

Apparait alors une troisième instance psychique : le surmoi. L’héritier du complexe d’Œdipe dans la théorie psychique est le surmoi, instance « interdictrice et idéalisante », qui lui aussi malmène le moi et entretien des liens étroits avec le ça. Il désigne la structure morale et judiciaire (capacité de récompense ou de punition) de notre psychisme. Il répercute les codes de notre culture : « ce qu’il convient de faire ». Il s’agit d’une instance souvent sévère et cruelle, surtout formée d’injonctions qui contraignent l’individu. « Notre but thérapeutique est de restaurer le moi, le libérer de ses entraves, lui redonner la domination sur le ça. (…) Le chemin nous est indiqué par les symptômes, les rêves et les idées qui viennent librement au patient. » Le but étant de faire apparaitre le « moi adulte » et éloigner le « moi enfant ». Certes, Freud parle d’un vœu de guérison de la part du patient, mais il ajoute tout de suite que le patient ne veux pas « guérir », soit parce qu’il perdrait ainsi le gain secondaire de sa névrose, soit parce que ça irait contre un  sens de culpabilité et contre quelque chose que Freud appelle la pulsion de mort. Freud ira jusqu’à mettre le mot guérir entre guillemets, quand il se demande dans quelle mesure et dans quelle manière le névrotique peut guérir.

I-3 La relation particulière analysé- analysant

Dans la relation thérapeutique intervient ce que l’on appelle  le transfert : « un processus constitutif de la cure psychanalytique par lequel les désirs inconscients de l’analysant concernant des objets extérieurs viennent se répéter, dans le cadre de la relation analytique, sur la personne de l’analyste mise en position de ces divers objets. » Se créée une relation d’objet particulière, d’origine infantile, de nature inconsciente (processus primaire) et par conséquent irrationnelle, qui confond le passé avec le présent, ce qui lui confère son caractère de réponse inadaptée, déplacée, inadéquate. Le transfert en tant que phénomène du système ICS, appartient à la réalité psychique, au fantasme et non à la réalité factuelle. Cela signifie que les sentiments, les pulsions et les désirs qui apparaissent dans un moment présent et par rapport à une personne déterminée (objet) ne peuvent être expliqués d’après les aspects réels de cette relation mais, en revanche en les référant au passé. » Ce que Freud appelle « maniement du transfert », c’est donc, pour l’analyste, l’art de manier ces trois sens du mot : ce transfert d’amour pour l’analyste, ce transfert des affects qui provoquent les manifestations des symptômes pour arriver enfin à cette traduction d’une langue dans une autre qui consiste à retrouver la langue du désir inconscientManier le transfert, pour l’analyste, c’est donc savoir interpréter les rêves, les symptômes mais aussi les actes manqués de ses analysés malgré et grâce à cet amour de l’analysant éprouvé pour l’analyste. À noter, qu’à côté de ces amours de transferts ainsi mises en avant se cachent aussi de vigoureuses haines de transfert, non moins encombrantes pour le travail analytique. C’est en effet dans le cadre de ce transfert que vont se réveiller chez le névrosé les dimensions non résolues de la situation œdipienne. Au psychanalyste de démontrer qu’il s’agit d’une pure répétition. Dans la mesure où le désir de l’analyste reste énigmatique le rapport identificatoire qui avait été d’abord établi peut se dissoudre et le risque de dépendance qu’a pu craindre (et parfois désirer) le sujet peut être dépassé.

II- L’irréductibilité de la psychanalyse à tout savoir constitué et «sacralisé»

La question de l’analyse profane semble poser deux questions : la médecine comme éventuel corpus scientifique est-elle ou non le référent dominant de la théorie psychanalytique ? Et plus généralement, quels sont les rapports de la psychanalyse avec la science, les sciences ?

A partir du chapitre 6, Freud aborde les relations entre psychanalyse et médecine et pourquoi la psychanalyse ne doit pas s’affilier à elle ou à toute autre science. Freud craint que si la médecine prédomine, la psychanalyse se transforme en une «thérapie banale des névroses.» Et ajoute : « Je veux dire, pour nous, il n’est absolument pas souhaitable que la psychanalyse soit engluée par la médecine pour trouver ainsi son dépôt définitif dans les manuels de psychiatrie, chapitre thérapie, à coté de méthodes comme la suggestion hypnotique, l’autosuggestion, la persuasion, laquelle, étant puisée dans notre ignorance, doit son effet éphémère à l’inertie et à la lâcheté des masses humains. … Elle mérite un destin meilleur… »

II-1 La psychanalyse ne peut être qu’indépendante, laïque et profane

Tout d’abord, la psychanalyse se veut indépendante de la médecine. Freud démontre que les connaissances nécessaires à la pratique de l’analyse ne requièrent aucune connaissance médicale. Sans toutefois disqualifier la pratique médicale, étant lui-même médecin. La question de la préférence de la pratique de la psychanalyse par un médecin est posée dans un seul cas : seul celui-ci est compétent en ce qui concerne la responsabilité du diagnostic pour écarter les cas relevant d’un début de maladie mentale ou de détérioration cérébrale. Le diagnostic de névrose établi, seul le psychanalyste travaillant sur le processus psychique de l’homme peut entreprendre l’analyse, et le fait de ne pas être médecin lui évitera de mettre quelques problèmes mal définis, incompris, sur le compte de causes organiques. Non seulement les connaissances médicales sont-elles superflues, mais encore pourraient-elles induire l’analyste en erreur.

II-2 La psychanalyse, hors de toute tentative d’annexion, religieuse, pédagogue, philosophe et politique

Pour Freud, les médecins qui invoqueraient cette formation comme privilège dans le domaine de la psychanalyse ne seraient dans cette mesure que théologiens stériles- on sait ce qu’il pensait de la religion- et cela indique la portée du choix du terme «laien, laïque». L’emploi de ce terme par Freud est incompréhensible si l’on retient le sens restreint en allemand récent de «profane, amateur». Il semble que la psychanalyse tout court apparaît nécessairement comme celle que Freud dénomme «  laïque », tandis que la psychanalyse « médicale » ou « psychologique » devrait être appelée «psychanalyse cléricale ou théologique».  Dans les dictionnaires allemands les plus récents, l’on ne trouvera à «Laien» que le sens d’«amateur» (par opposition à «professionnel») et des nuances. Mais parmi les dictionnaires allemands récents, seuls ceux les plus volumineux présentent l’acception fondamentale : «non clérical», autre que celle d’ «amateur ». Dans la plupart des dictionnaires français actuels, l’acception «non clérical» se maintient. Le terme « profane » effectue donc une coupure radicale : le profane est celui qui se trouve « devant le temple ». Il se trouve donc en dehors de toute église, de tout lieu sacré. Est-ce qu’on ne pourrait pas appliquer cela à la psychanalyse : l’analyste devrait être profane dans le sens qu’il se trouve en dehors de toute sacralisation du savoir et du pouvoir ?

Pour Freud, une autre problématique  est la nécessité de créer des Instituts de psychanalyse afin d’éviter toute pratique sauvage de la psychanalyse (quelques instituts ouvriront, à Berlin, Londres et Vienne par exemple). Il esquisse même les lignes d’un programme idéal. Seront enseignés (par des professeurs) tout ce qui s’apprend comme savoirs théoriques, y compris la théorie psychanalytique, mais il n’y aura jamais de « professeur d’analyse ». Pour Freud, rien ne forme à l’analyse que « sa propre analyse » et « l’analyse de son analyse » : ce sont les psychanalystes didacticiens. Apparait alors une science à part entière qui ne pourra s’enrichir comme telle que si elle est enseignée en totale indépendance de la médecine. Personne ne doit être habilité à pratiquer la psychanalyse, ni médecin ni non-médecin, sans cette formation spécifique. Il faut ajouter à cet enseignement encore la mythologie, la science de la sexualité, la biologie… On comprendra alors qu’un médecin ne pourra cumuler les enseignements de la médecine et ceux de la psychanalyse. Seule une capacité de la part de l’analyste à établir une alliance thérapeutique profondément affective, de façon à ce que le patient transfère sur lui les réactions psychiques qui l’ont conduit à constituer une névrose, interpréter les informations transmises au cours de l’analyse (= matériel), et utiliser l’énergie des pulsions pour permettre au moi de surmonter ses résistances est requise. Voilà qui répond à la question déontologique posée par La question de l’analyse profane : qui peut exercer la psychanalyse?

Le texte de 1926 est suivi d’une postface de 1927 dans laquelle Freud s’en prend résolument aux Américains qui travaillaient alors à réserver la pratique de l’analyse aux membres du corps médical (ainsi que Jones). Selon lui, la psychanalyse deviendrait alors une thérapie comme les autres. Pour Freud, c’est toute l’institution psychanalytique qui est en jeu. Laisser à chaque Société toute liberté d’exercer ses propres règles reviendrait à long terme  à rendre impossible toute « communauté analytique ». Ce texte qui parle de la formation et de l’essence même du travail analytique est encore d’actualité, aujourd’hui.

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