Psychopathologie de la vie quotidienne, Sigmund Freud, éditions Payot, juillet 2016.
Qui d’entre nous n’a jamais commis un lapsus, oublié un nom ou un mot, ou encore cassé un objet familier ? Ce sont ces phénomènes de la vie quotidienne que Sigmund Freud étudie dans l’ouvrage Psychopathologie de la vie quotidienne publié en 1901. A partir de nombreux exemples, l’auteur utilise la psychanalyse, dont il est le pionnier, pour interpréter nos actes manqués, lapsus, oublis…
Freud commence en résumant l’un de ses articles publiés en 1898 « le mécanisme psychique de l’oubli », où il est question des cas fréquents d’oubli passager de noms propres. Créateur de la psychanalyse, l’auteur inscrit cette œuvre dans la même lignée que les précédentes. Centrée autour de la première topique, elle explore les mystères qui enveloppent l’inconscient. Freud enquête sur le terrain de l’ordinaire et attribue du sens aux événements anodins de notre quotidien. Mais plus insolite encore, cet ouvrage révèle la méthode de recherche de l’auteur : l’analyse de cas multiples tirés de la vie quotidienne, tant la sienne que celle de ses collègues, amis ou patients, dont les découvertes lui ont permis de trouver une explication aux actes les plus courants de la vie quotidienne. Cette œuvre est la mise en avant de la notion d’inconscient, notion qui sera par la suite développée et contribuera à la solidification d’une des théories centrales de la psychanalyse.
Freud divise son livre en onze chapitres et affirme une hypothèse première : il existe bien une volonté inconsciente, que Freud va par la suite rapprocher à un concept théorique fondamentale de la psychanalyse : le déterminisme. La psychanalyse repose sur l’idée d’un déterminisme inconscient de la vie psychique. Une idée qui se présente à l’esprit ou un acte ne sont pas arbitraires, ils ont un antécédent, un sens, une cause que l’exploration de l’inconscient peut permettre de mettre au jour. Selon Freud, ce déterminisme psychique « exclut toute forme de hasard et de non-sens » et récuse formellement tout « hasard intérieur ». Il en donne de multiples illustrations dans toute son œuvre, et particulièrement dans Psychopathologie de la vie quotidienne.
I- Les processus de notre fonctionnement psychique : inconscient, refoulement et retour du refoulé
Ainsi, Freud part d’un postulat premier : Il n’y a pas d’accident ni de hasard intérieur. La notion de volonté inconsciente prédomine toute hypothèse, toute interprétation. Le terme « inconscient » désigne la partie inaccessible du fonctionnement psychique de tout individu humain, que cette inaccessibilité soit passagère ou constante. Ce mot fait son apparition vers 1820 ; il prend une extension considérable et un sens singulier au XXe siècle, surtout sous l’influence de Freud et du développement de la psychanalyse.
Pour Freud, tout individu tente psychologiquement de repousser ses propres désirs et envies. Le refoulement consiste donc à maintenir ou à repousser dans l’inconscient des représentations liées à des pulsions, capables, si elles étaient maintenues ou si elles avaient accès au niveau conscient, d’y provoquer un déplaisir plus important que le plaisir lié à la satisfaction de ces pulsions. Il se produit également chaque fois qu’un désir entre en conflit avec les idéaux et les valeurs de l’individu. Le refoulement semble être déterminé par une intention. Freud en vient alors à s’interroger sur les motivations d’un tel refoulement. Il établit préalablement une distinction : soit le trouble de la production vient du sujet lui-même (contradiction intérieure provenant du refoulé), soit le trouble vient d’une suite d’idée, mais dont le contenu n’a aucun rapport avec le mot. Actes manqués, lapsus sont « ces phénomènes qui se ramènent à des matériaux psychiques incomplètement refoulés et qui n’ont pas perdu toute possibilité de se manifester et de s’exprimer. » Freud va tout au long de son essai, alimenter ses hypothèses à l’aide d’exemples qui vont illustrer et montrer leur véracité.
I-1 L’oubli de noms étrangers, les oublis accidentels et le refoulement
En exposant l’exemple de cas d’oublis de mot, l’auteur met en lumière une technique spécifique de la psychanalyse. Il use de la méthode de la libre association de mots pour aider au retour du refoulé : se font alors des liens étroits avec des rencontres, lectures et références diverses, objets particuliers… Dans ce premier chapitre, Freud cite le cas de son propre oubli du nom du peintre italien Signorelli, auteur des fresques de la cathédrale d’Orvieto. Il explique comment dans ce cas d’oubli de noms propres, il y a comme un déplacement, une « fausse route » dans le processus habituel de la mémoire, qui s’explique par le refoulement des choses auxquelles ce nom est associé, soit directement, soit symboliquement : « j’ai oublié le nom Signorelli en refoulant les choses auxquelles ce nom était lié ».
Finalement, Freud au fil des exemples qu’il cite, constate que les perturbations proviennent des affects et sont rattachés à d’autres objets que ceux de l’attention, eux même rattachés à l’histoire personnelle du sujet. En fait, entre le mot oublié et le perturbateur se trouve un rapport préexistant ou s’établissant par des « voies artificielles » permises par l’association d’idée. Cette association est rendue possible grâce aux divers sens que revêt un nom, et qui peut donc appartenir à plusieurs ensembles d’idées. Mais la difficulté vient de ce que le mot ne peut entrer en rapport avec un autre ensemble du fait qu’il participe déjà à un ensemble, plus fort. Il en ressort que l’acte manqué semble souvent poussé par une volonté d’évitement envers un sentiment pénible que tel ou tel souvenirs pourrait provoquer.
De surcroît, l’oubli peut devenir contagieux. Lorsque l’inconscient des uns capte l’intention de l’inconscient des autres qui ont cherché à se protéger par le refoulement, cela va entrainer un oubli de la part des autres.
I-2 Oubli d’impressions et de projet
On peut distinguer deux autres oublis qui sont mentionnés dans le chapitre Oubli d’impressions et de projet. Tandis que les premiers sont rapportés au vécu, les autres sont liés aux omissions. Il existe dans les comportements des individus, des instances « résistantes » qui semble entraver un instinct psychique inférieur. Freud cherche à créer un lien étroit entre les oublis de noms et ce qu’il appelle « les souvenirs écrans » : ce sont des souvenirs masquant d’autres impressions, ainsi que le mot oublié est remplacé par un mot de substitution.
I-3 Les souvenirs écrans de notre enfance et les lapsus
Le lapsus est une erreur du langage qui survient au cours d’une conversation et qui consiste à remplacer un mot par un autre. Dans son chapitre sur les lapsus, Freud reprend l’hypothèse qui explique les lapsus par le rôle de la phonétique. Les différents sons possèderaient chacun une valeur psychique, et lors de la prononciation de ces sons, le processus d’excitation se dirigerait vers les sons suivants. Pourtant, Freud le rappelle, le premier son qui se présente à notre conscience lorsque l’on cherche à se rappeler du mot perdu est différent de ce dernier. En définitive, c’est sur Wunt et La psychologie des peuples que Freud va s’appuyer. Pour lui, c’est la conjugaison entre le libre déroulement des associations tonales et verbales et le relâchement de l’attention qui engendrent le lapsus. Les lapsus, loin de pouvoir s’expliquer seulement par une contamination phonétique, apparaissent plus comme les résultats d’un parasitage d’une « source en dehors du discours », restée jusqu’à présent inconsciente. Freud voit dans le lapsus l’expression d’un désir inconscient, d’où le terme de lapsus révélateur. Pour le père de la psychanalyse, le fait de substituer un mot par un autre se produit dans un état de vigilance moindre : le moment propice pour verbaliser la pulsion refoulée. Les lapsus peuvent se former par condensation (deux noms en un). Freud observe la similitude dans le processus de formation des lapsus et celle des images des rêves : souvent, le lapsus exprime précisément ce que la personne veut refouler.
En ce qui concerne le souvenir écran, il existe un paradoxe de la mémoire quant aux événements de l’enfance. En effet, des faits importants ne sont pas retenus alors que sont conservés des souvenirs apparemment insignifiants. Certains de ces souvenirs se présentent avec une netteté et une insistance exceptionnelles contrastant avec le manque d’intérêt et l’innocence de leur contenu. Le sujet s’étonne de leur survivance. Un souvenir de l’enfance en occulte un autre. Il s’agit d’un fil rouge indiquant un souvenir plus enfoui, moins conscient, mais plus troublant pour la personne : comme pour l’oubli de noms, il y a un déplacement pour refouler ce trouble.
I-4 Erreurs de lecture, d’écriture : conflit intérieur
Il s’agit là d’une condensation d’idées, qui expriment aussi quelque chose de refoulé. Dans la majorité des cas, Freud observe que ces erreurs manifestent en fait le désir secret de la personne qui déforme le texte, il y a comme un conflit intérieur qui est révélé par le trouble de la parole.
Freud établit un rapprochement entre les lapsus et les erreurs de lectures : lors de celle-ci, l’attention peut à un moment ou un autre « se désintensifier », et une idée peut intervenir et troubler l’esprit du lecteur. On peut, par exemple, lire quelques pages avant de se rendre compte que l’on est dans l’incapacité de les restituer. Autre analogie : les méprises qui se définissent par leur non-conformité à l’attention première du sujet sont souvent des défauts du comportement ayant une signification se rapportant au symbolique. Par exemple, le fait de sortir les clés de son domicile devant celui d’un autre. Il semble que les actes insignifiants et quelconque comme se mordre la langue, s’écraser le pouce, se cogner, prennent une toute autre acceptation du point de vue psychanalytique, qui lui confère un sens et qui relève de l’inconscient. On peut les distinguer des actes symptomatiques et accidentels en ce qu’ils ne cherchent pas l’appui d’une intention consciente, et exprime une idée dont l’individu n’a pas connaissance.
I-5 Les actes manqués
La baisse de l’attention, conjuguée avec une motivation inconsciente, sont les conditions nécessaires à l’élaboration d’acte manqué. Mais pour qu’il soit considéré comme tel par le psychanalyste, il doit remplir les conditions suivantes : le comportement de l’individu en question doit rester dans le « normal », le trouble décrit doit être un trouble qui ne s’étend pas sur la durée, c’est-à-dire que le mot peut être reproduit correctement ultérieurement, et les motifs qui animent le sujet doivent lui échapper.
I-6 Méprises et maladresse, double sens et intentions symboliques
La méprise actuelle peut en représenter une autre, plus ancienne, pour la faire revenir à la mémoire consciente de la personne qui commet cette méprise. Freud souligne le double sens que l’on peut trouver dans une chute ou un faux pas, ou dans la destruction d’un objet (un encrier, par exemple) révélant ainsi l’intention symbolique de la personne. Par exemple, un jeune homme qui casse un vase symbolisant pour lui le corps de la jeune fille qui lui a offert ce vase.
I-7 Les actes symptomatiques et accidentels, les associations d’actes manqués
Les actes symptomatiques et accidentels expriment, selon Freud, quelque chose que l’auteur de cet acte ne soupçonne pas au niveau conscient, ou qu’il entend garder pour lui. Par exemple, une jeune épousée malheureuse qui perd son alliance… Freud souligne ainsi la lecture symbolique que l’on peut faire de la perte d’un objet.
Les associations de plusieurs actes manqués sont illustrées, par exemple, par l’envoi d’une lettre sans adresse, retournée. L’auteur la réexpédie en oubliant cette fois de l’affranchir… Freud souligne ici que pour se rendre maître du motif inconscient, il faut accomplir une opération psychique qui fasse entrer cette motivation inconsciente dans la sphère du conscient.
II- Le concept de déterminisme ou les motivations cachées de l’inconscient
Psychopathologie de la vie quotidienne met en lumière la façon dont la vie psychique est soumise au déterminisme. Cela signifie qu’une idée qui se présente à l’esprit ou un acte ne sont pas arbitraires, ils ont un antécédent, un sens, une cause que l’exploration de l’inconscient permet de mettre au jour. Certaines actions sont perçues comme involontaires, incohérentes ou absurdes et ne sont pourtant pas dues au hasard : ce sont les rêves, les lapsus, les actes manqués, ou les symptômes sans cause physique (par exemple l’hystérie). Ainsi, des actes ou des paroles qui s’apparentent à des erreurs peuvent être compris comme étant des « actes réussis », déterminés, et sont un moyen pour la psychanalyse d’y repérer une expression de l’inconscient. Ils peuvent, par exemple, être l’expression d’un compromis dans un conflit psychique sous-jacent (entre pulsions contradictoires) ou représenter la satisfaction d’un désir. Bien que ces processus restent essentiellement inconscients, la psychanalyse dispose d’un protocole et d’un ensemble de conceptions qui permettent de comprendre ces logiques inconscientes et d’aider éventuellement le sujet qui en souffre à résoudre ses problèmes. Pour Freud, ce constat s’étend plus loin que nous avons pu le penser auparavant : « Ma propre activité psychique me révèle quelque chose de caché qui n’appartient qu’à ma vie psychique. » Même un nombre, un nom que l’on choisit au hasard, n’est pas choisit de façon arbitraire, et l’on peut trouver, au moyen d’une recherche psychanalytique, les motivations inconscientes pour lesquelles ce mot a été sélectionné. Cette notion de déterminisme n’est pas dénuée de tout enjeu et pose la question du libre-arbitre.
II-1 Maladie paranoïaque et superstition
Beaucoup d’auteurs ont contesté cette notion de déterminisme. De fait, Freud propose d’édifier une comparaison clinique, qui va corroborer avec force la véracité de sa thèse. Il prend comme illustration le cas de la maladie paranoïaque : le sujet malade perçoit tous les signes, qui sont normalement des détails insignifiants, mais qui sont pour le malade des indices qui vont devenir significatifs et vont alimenter le délire. Cette attention semble bien révéler une motivation refoulée. En fait, beaucoup de processus qui se déroulent dans l’inconscient de « l’homme normal » se passent dans la conscience du paranoïaque.
Dans un second temps, Freud se base sur l’état de la superstition en tant que pathologie mentale, puis se risque à une comparaison. Tandis que le psychanalyste croit au hasard extérieur il refuse le hasard qu’il qualifie d’intérieur. Le superstitieux croit au hasard intérieur, non extérieur. Il projette dont à l’extérieur une motivation que le psychanalyste cherche à l’intérieur. Comme dans la période antique on explique les phénomènes « naturels » par l’intervention d’autres personnes, les dieux : c’est le rôle de la mythologie, en cela, on se reproche du cas de la paranoïa.
II-2 Actes manqués et rêves : les voies royales de la connaissance de l’inconscient
Alors que c’est la répugnance à se souvenir un moment qui pourrait éveiller un sentiment pénible qui mène à l’oubli, c’est l’inconscient ou une association extérieure qui profite de l’opportunité pour s’infiltrer. Ainsi, les actes symptomatiques cherchent à s’exprimer et permettent de révéler des tendances. Finalement, les actes manqués comme les images que l’on retrouve dans les rêves sont des voies qui mènent à l’inconscient. Pour Freud : « certains actes en apparence non-intentionnels sont en fait parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience. » Après un tour d’horizon des différentes erreurs, omissions, lapsus… qui permettent à l’inconscient d’exprimer quelque chose de refoulé, Freud souligne notamment le fait que ces actes ont un processus de formation analogue à celui qui a lieu au cours de la formation des rêves. Il y a un processus de condensation de sens, de contamination parfois entre plusieurs idées, mots, actes. «Les idées inconscientes arrivent à s’exprimer à titre de modification d’autres idées ».
Cette étude nous montre qu’il n’est pas de limite nette entre l’état nerveux normal et anormal, et, que « nous sommes tous plus ou moins névrosés ». Mais si les troubles s’accomplissent dans des actions de peu d’importance chez l’homme « normal », ils entravent le fonctionnement des actions les plus importantes, chez les malades. Freud pose donc une énigme : qu’est-ce qui forme l’état de transition entre ces deux états? Y- a-t-il d’autres facteurs à l’instar des motivations inconscientes, responsables des actes manqués ? Quelles sont l’origine des tendances qui s’expriment dans les actes manqués ? Quelles sont les conditions qui ont mené l’idée à se manifester de cette façon ?
Freud affirme que « tous les phénomènes en question, sans exception aucune, se ramènent à des matériaux psychiques incomplètement refoulés, et qui, bien que refoulés par le conscient, n’ont pas perdu toute possibilité de se manifester et de s’exprimer.» Dans sa tentative de démystifier un peu plus l’inconscient, Freud fait naître de nouvelles interrogations. Dès lors, il aura à cœur, comme ses confrères ou ses disciples, de démêler point par point les mystères de ce « continent » pour, peut-être, y trouver l’essence de l’homme.